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Mon conte de la Folie-Méricourt
À l’adolescence, il n’est pas rare d’avoir de ces passions irrépressibles dont l’assouvissement représente l’une des principales raisons de vivre. Elles disparaissent ensuite, ou leur intensité s’estompe. L’une des miennes – avouable s’il en est – était la lecture, principalement celle de la littérature d’évasion considérée alors comme sous-littérature) : le policier, la science-fiction et surtout le fantastique. Pour assouvir ma fringale, je n’hésitais pas à acheter des livres à tour de bras, des neufs, peu (question de bourse), et des livres d’occasion chinés à droite et à gauche sur les quais, dans les brocantes ou les bouquineries. Mais une passion est une passion et, tel le Chick de l’Écume des jours, je fréquentais aussi ces lieux de perdition qu’étaient les séances de dédicaces chez les librairies spécialisées. C’est ainsi que je découvris la littérature de Pierre Gripari et l’homme souvent drôle qui la dédicaçait. Il n’était pas encore l’auteur pour la jeunesse reconnu qu’il devint par la suite. D’années en années et de séance de dédicace en séance de dédicace, je passais imperceptiblement du statut d’aficionado anonyme à celui de connaissance avec qui on bavarde pendant quelques instants en y prenant un réel plaisir.
Quand je devins petit éditeur artisan, j’ai eu tout naturellement envie de demander un petit texte à Gripari pour mon nouveau bébé. Je m’en ouvris à lui dans une lettre dont je n’ai pas gardé l’exacte teneur (j’expliquais sûrement le pourquoi du nom des éditions) et qui contenait deux des premiers livres du Fourneau : le Calembour d’Agénor Fenouillard et un texte de moi, La Page de sable (un de mes rares textes de jeunesse que je ne renie pas encore). Il eut la gentillesse d’y répondre et de me fixer un rendez-vous dans la réponse :
Cette proposition de visite était une joie pour moi et pour rien au monde je ne l’aurais manquée. Le jour dit, à l’heure dite précise (ce qui représentait un effort surhumain tant mes horaires habituels étaient imprécis) je sonnais à la porte de Gripari. Quelques secondes passèrent, on fourgonnait derrièle la porte... qui s’ouvrit. Gripari était devant moi, avec un grand sourire... en maillot de corps et en slip.
Un léger moment de stupeur passa pendant lequel je me suis dit : « Espèce de crétin, tu t’es gourré, tu as une heure d’avance !... » puis j’entendis la voix de Gripari :
– Entre, entre ! J’ai travaillé toute la nuit, je ne suis pas en avance pour ma toilette.
Il me fit asseoir sur un canapé un peu fatigué pour me faire patienter et s’éclipsa. Il revint quelques instants plus tard, toujours souriant, et vint s’asseoir près de moi. Habillé. Je ne savais trop que dire. Il parla. Il me raconta surtout ses phantasmes qu’il serait saugrenu de dévoiler ici mais dont j’avais à craindre d’en faire partie. Moi qui, à l’époque, ne rêvait que de jeunes filles errabundes et néphélibates, à l’albe carnation et au regard smaragdin, pour lui, c’était raté. J’essayais délicatement de le lui faire comprendre. Comme il était très intelligent, et correct, il comprit vite et n’insista pas. Il était l’heure d’aller déjeuner, nous descendîmes au petit restaurant juste en bas de son immeuble. C’était sa cantine, tout le monde le connaissait. Nous discutâmes surtout littérature. Un peu politique mais nos opinions diamétralement opposées étaient inconciliables. Nous revinmes à la littérature mais je n’osais plus lui demander un texte.
Voilà comment les Éditions du Fourneau n’ont jamais publié Pierre Gripari.
À la fin, au moment de payer le repas, il m’invita. Et chacun partit vers sa destinée, lui vers la sienne, moi vers la mienne. Il remonta chez lui, je descendis dans le métro.
Trois ans plus tard, je recevais par la Poste un exemplaire des Chants du nomade. Le sonnet sur les Fourneaux s’y trouvait en bonne place et m’avait été dédié. Là je me dis que je n’avais peut-être pas eu tort d’imaginer une troisième raison dans le choix de mon nom d’éditeur.
Christian Laucou
octobre 2006
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