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Des barbares...
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Fin-de-Siècle
Fourneau and Fornax
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Avoir les amygdales qui baignent.
Avoir fait le plein.
Ne plus pouvoir absorber
une goutte de liquide
sous peine de débordement.
Syn. : avoir les dents qui baignent
(sous-entendu dans la boisson).
Robert Giraud, L'Argot du bistrot
Il fut un moment béni, il y a de cela fort longtemps (au début des années 80 du siècle précédent), où un certain nombre d’individus se retrouvaient chaque semaine dans le bas de la rue Saint-Martin, emprès Saint-Merri, non loin non plus de la chose plus récente, plus colorée et plus entuyautée qui poussa d’un seul coup dans ce coin pourri du pauvre Paris. Le lieu de rendez-vous était une librairie récemment disparue : La Vouivre1. Parmi ces habitués se comptaient Hubert Juin et Robert Giraud. Le but de la réunion ? Se retrouver, bavarder, échanger et puis, au bout d’un petit moment, quitter la librairie pour le bistrot d’en face. Un bistrot où le vin se laissait boire, bien évidemment. Il était tenu par Luisa qui avait fait si forte impression sur Hubert Juin qu’il en commit une ode dont elle était le sujet2. Personne n’était obligé de venir mais cette réunion informelle avait ses adeptes fervents. Les discussion tentaient d’éviter les sujets qui fâchent, entre autres le sujet politique, car les participants provenaient d’horizons divers, pour ne pas dire : diamétralement opposés. Disons aussi que le vin favorisait quelque peu le rapprochement ; son amour plus ou moins modéré étant un des points communs des membres de cette petite société. On me vit quelques fois en faire partie. Jamais de façon régulière quoique j’eusse quelques facilités pour le faire car je travaillais à deux pas à l’époque, au Conservatoire des Arts et Métiers, plus haut dans la rue Saint-Martin.
Une de ces fois où je participais, Robert Giraud était là avec sa faconde naturelle qui me fascinait. Il égrenait quelques souvenirs au sujet du quartier de façon si vivante que j’en oubliais de boire. J’étais venu initialement parce que je me rendais au vernissage d’une exposition à Beaubourg et que j’avais là matière à une jolie transition ; j’étais resté à cause de Bob. La petite société se clairsema au fil des départs et je finis par me retrouver seul avec lui. Il avait entrepris de me raconter son enfance et son adolescence placée sous la protection des filles des bordels de la rue Quincampoix. Et pour que ça soit plus vivant, il me proposa d’aller sur place. Et pour que ça soit plus intéressant, il me proposa une tournée des bistrots du quartier pour en tester tous les blancs. Généreusement, il me l’offrait. Je me gardais bien de lui refuser. Une telle tournée avec un tel spécialiste, c’eût été un crime de ne pas la faire. Et puis, je voulais lui dire d’écrire tout ce qu’il me racontait et de me le donner à publier. Ça ne se fit pas mais ce n’est pas grave. Donc nous voilà partis. Je ne disais pas grand chose, il faisait à lui seul les frais de la conversation. Que ce soit dans la rue, entre deux bistrots car chaque coin de rue était l’objet d’une anecdote ou que ce soit à l’abri, le coude collé au comptoir, pour des jugements sans appel au sujet du contenu des verres.
Au septième ou au huitième bistrot, Bob n’avait rien perdu de sa fraîcheur ni de sa faconde, mais moi... Il faut dire que lorsqu’un bistrot avait plus d’un blanc honorable (ou non) à tester, on les testait tous ! Mon niveau d’entendement et ma lucidité baissaient au-dessous de la cote d’alerte. Bob finit par s’en rendre compte, d’autant que je n’hésitais pas à avouer mon état déclinant. J’avais à peine trempé mes lèvres dans le liquide jaune du verre qui me faisait face. Un peu comme ces rescapés du Sahara dont on ne fait qu’humecter la bouche car les faire boire serait par trop dangereux. En une seconde, il avait jugé la situation. Il m’entraîna dehors sans exiger de moi que je finisse mon verre. Contrairement à nos déplacements précédents, il ne me montrait plus de maisons, il se contentait d’observer les voitures garées le long du trottoir. Il trouva assez rapidement ce qu’il cherchait et nous nous arrêtâmes. Ce fut à cet endroit précis, entre le cul d’une voiture et l’avant d’une autre séparés d’une largeur d’homme, que je reçus, élève attentionné, sa leçon de dégueulage. Il mima la position, les gestes à accomplir, s’enquit de ma compréhension et se recula d’un pas pour me laisser officier aux travaux pratiques. Je fis de mon mieux. Le professeur fut content de son élève : je ne m’étais absolument pas sali. Mieux encore, je me sentais léger. Encore barbouillé mais léger. Sans me laisser le temps de réfléchir, sans me laisser le choix, il m’entraîna dans un autre bistrot. Je me souviendrai jusqu’à la fin de mes jours de ce qu’il clama d’une voix claire et forte en en poussant la porte :
– Un blanc pour moi, un Vichy pour Monsieur !
Il but son blanc, je bus mon Vichy. Il paya son blanc, il me laissa payer mon Vichy. Payer une tournée de blancs, d’accord, mais de l’eau...
Il était toujours aussi frais et moi totalement rafraîchi. Il me restait encore un peu de temps pour le vernissage à Beaubourg, il me quitta là pour que je puisse y aller.
Je n’ai jamais publié Robert Giraud. Je le regrette un peu. Mais je pense avoir eu un privilège encore plus rare, je fus son élève en dégueulage et de ça, je n’en suis pas peu fier !
CLS
mai 2009
1. Non pas définitivement, mais disparue de Paris où elle avait boutique.
2. Cette œuvre fut éditée par mes soins : Luisa, suivi de La Ville, Éditions du Fourneau, 1981. Cent exemplaires.
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